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Ces acclamations, cette ferveur populaire spontanée, autour du château de la Muette, ces hommes et ces femmes qui s’agenouillent sur son passage, qui veulent baiser ses mains, ou simplement toucher ses vêtements, rassurent Louis XVI.

Il embrasse de nouveau Marie-Antoinette, et la foule crie : « Vive le roi ! Vive la reine ! »

Tout brusquement paraît simple, évident comme un ciel qui s’est éclairci.

Les sujets aiment leurs souverains. Le roi incarne le royaume et l’ordre du monde, les Français le savent et l’acceptent.

Il faut être bon, juste et ferme avec eux, les rendre heureux, soulager leurs misères, diminuer autant qu’on le peut les impôts qu’ils paient, et donc réduire les dépenses exorbitantes, le « vain luxe », ainsi que le disait l’abbé Soldani. Sinon ce sont les flambées de colère, ces émotions paysannes que suscitent, comme en 1771, et même l’année dernière en 1773, les récoltes déficitaires. La rareté des grains provoque l’augmentation du prix du blé, et donc de la farine et du pain. Et voici l’émeute.

Comment éviter cela ?

L’humeur de Louis devient morose. Le sentiment d’impuissance qui souvent le saisit le submerge, et suscite en lui l’ennui.

Il regarde Marie-Antoinette qui rit, qui caracole, mutine, qu’entourent des courtisans. Elle s’éloigne au galop, cependant qu’il reste là, dans ce bois de Boulogne, hésitant, pressé par ses sujets dont l’enthousiasme tout à coup le lasse, et dont il sait, se souvenant des dernières années du règne de Louis XV, qu’il peut se retourner en mépris et en colère.

 

Il a l’impression qu’il est prisonnier de cette toile d’araignée qu’est le pouvoir royal dont tous les fils convergent vers lui.

Il faudrait se dégager, agir, mais comment le faire sans rompre des liens qui s’entrecroisent, noués les uns aux autres ? Déchirer l’un, c’est affaiblir toute la toile.

Il lui a suffi de quelques semaines pour découvrir qu’autour de lui c’est un grouillement d’intrigues, d’ambitions, d’intérêts contradictoires.

 

On lui suggère ainsi de revenir sur la réforme décidée en 1771 par Louis XV et son chancelier Maupeou.

Les caisses royales étaient vides, parce que la guerre de Sept Ans – 1756-1763 –, désastreuse, conclue par le calamiteux traité de Paris, a coûté cher.

Il fallait tenter de les remplir, pour éviter la banqueroute. Les nouveaux impôts ne pouvaient frapper que les « privilégiés ».

Les parlements s’y sont opposés. Composés de privilégiés, propriétaires de leur charge, ils se présentent en « défenseurs du peuple » contre le pouvoir royal. Le chancelier Maupeou a voulu les briser, transformer les parlementaires en agents du pouvoir royal.

Il a exilé les membres du Parlement de Paris, il limite le ressort de cette juridiction.

C’est une véritable révolution qui peut permettre à la monarchie de réaliser des réformes décisives puisqu’elle pourra, enfin, lever l’impôt sur les privilégiés, sans rencontrer la résistance des parlements.

Faut-il, puisque Louis XV est mort, effacer cette « révolution », redonner toute leur force aux parlements ? Capituler, conforter les privilégiés au détriment de l’ensemble du royaume et des intérêts mêmes de la monarchie ? Louis XVI écoute les conseilleurs qui se pressent autour de lui. Il hésite.

 

Il y a le « camp » de Marie-Antoinette qui récuse toute réduction des dépenses royales, pour qui la monarchie ne peut que respecter les privilèges, dont elle est elle-même l’expression.

Et Marie-Antoinette aime le luxe, les bals et les fêtes, elle accorde à ses proches qui composent sa « cour » des milliers de livres de rente.

Elle est l’héritière des Habsbourg, fière de son ascendance, soucieuse de défendre les intérêts de la cour de Vienne.

Elle pense court car son éducation a été négligée.

L’abbé Vermond, le précepteur qui a été envoyé auprès d’elle à Vienne pour l’instruire afin de la préparer à son rôle de reine de France, a dû constater qu’elle était rebelle à toute contrainte, qu’on ne « pouvait appliquer son esprit qu’en l’amusant », parce qu’elle n’avait été accoutumée à aucun effort et qu’elle était marquée par « un peu de paresse et beaucoup de légèreté ». Mais elle sait séduire, jeune fille au front haut et bombé, à la chevelure dorée, à la peau d’une blancheur satinée.

 

Ce charme auquel personne ne résiste indispose Louis, quand avec Louis XV il la reçoit à Compiègne, puis à Versailles, en mai 1770, pour célébrer, selon les vœux du premier des ministres Choiseul, le plus grand mariage du siècle et, par là, confirmer de manière éclatante l’alliance du royaume de France avec l’Autriche.

Cérémonie grandiose, bal, souper, illumination et feu d’artifice qu’un violent orage oblige à reporter, marquent ce jour du 16 mai 1770.

Mais Louis dans son lourd costume brodé de l’ordre du Saint-Esprit apparaît maladroit, distant, ennuyé, comme si l’éclat de son épouse, à peine âgée de quinze ans, mettait mal à l’aise ce jeune homme de seize ans qui n’a aucune expérience des femmes, et qui doit, sous l’œil des courtisans, se dévêtir et se coucher, selon le rituel de la Cour, aux côtés de cette adolescente primesautière.

 

La rumeur se répand vite que le mariage n’a pas été consommé.

Marie-Antoinette a osé interpeller son époux, en présence des sœurs de Louis XV :

« Vous êtes mon homme, quand serez-vous mon mari ? »

On murmure. On se moque.

Marie-Antoinette est vite entourée d’une cour de jeunes gens, parmi lesquels le comte d’Artois, le plus jeune des frères de Louis, le plus vif, le plus brillant. Et Louis semble indifférent, se livrant chaque jour, avec une violence exacerbée, à la chasse, traquant souvent seul les sangliers et les cerfs, et se jetant sur l’animal, le couteau à la main afin de l’achever et de le dépecer.

Puis, rentré au château, il redevient ce jeune homme silencieux, morose, indifférent à cette femme qui s’étonne de la froideur de son époux.

« Seul le défaut de volonté du prince donne lieu à une situation si étrange », concluent les médecins qui examinent Louis puis Marie-Antoinette.

 

On se gausse dans les salons de la Cour.

On murmure que ce mariage inaccompli a commencé sous de sombres auspices : une bousculade et la panique n’ont-elles pas provoqué, le soir des noces, cent trente-six morts à Paris ?

Et Louis a écrit au lieutenant général de police :

« J’ai appris le malheur arrivé à mon occasion. On m’apporte ce que le roi – Louis XV – m’envoie pour mes menus plaisirs. Je ne puis disposer que de cela, je vous l’envoie pour secourir les plus malheureux. »

Et il fait remettre à Monsieur de Sartine 6 000 livres.

 

Cela ne fait pas taire les commentaires.

Les uns disent à propos de ces époux royaux : « On les marie trop jeunes. »

Mais d’autres sont plus sévères : « La nature semble avoir tout refusé à Monsieur le Dauphin », conclut l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau.

Il précise dans une lettre à l’impératrice Marie-Thérèse :

« Madame la Dauphine – Marie-Antoinette – craint dans le prince son époux les effets de la nonchalance, de peu d’aptitude à être ému, enfin un défaut de nerf sans lequel on ne pense ni on ne sent assez vivement pour agir avec efficacité. »

Et cependant – enfin ! – le mariage est consommé -ou presque ! – en mai 1773 – trois ans après les noces donc !

« Je crois le mariage consommé, quoique pas encore dans le cas d’être grosse, écrit Marie-Antoinette à sa mère l’impératrice Marie-Thérèse. C’est pour cela que Monsieur le Dauphin ne veut pas qu’on le sache encore. Quel bonheur si j’avais un enfant au mois de mai… »

Est-ce l’effet de ces journées de mai ? Louis apparaît aux fêtes que donne Marie-Antoinette, et celle-ci participe aux chasses royales.

Et quand ils font leur entrée officielle à Paris, le 8 juin 1773, la foule les acclame. Jamais un couple de la famille royale n’a reçu un tel accueil populaire.

Les jeunes gens – dix-neuf et dix-huit ans – sont émus.

« Ce qui m’a touchée le plus, écrit Marie-Antoinette, c’est la tendresse et l’empressement de ce pauvre peuple qui malgré les impôts dont il est accablé était transporté de joie de nous voir. Lorsque nous avons été aux Tuileries il y avait une si grande foule que nous avons été trois heures sans pouvoir avancer ni reculer Monsieur le Dauphin et moi… Avant de nous retirer nous avons salué avec la main le peuple, ce qui a fait grand plaisir. Qu’on est heureux dans notre état de gagner l’amitié du peuple à si bon marché ! Il n’y a pourtant rien de si précieux, je l’ai bien senti et je ne l’oublierai jamais. »

C’était en juin 1773.

Au fond de lui, Louis ne peut longtemps se laisser bercer par ces scènes émouvantes et rassurantes.

Il doit se soumettre aux examens du chirurgien Lassonne.

On sait déjà que le cadet de Louis, le comte de Provence, est, quoiqu’il le dissimule, incapable de remplir ses devoirs d’époux. Louis doit faire face non seulement à l’ironie et aux sarcasmes des courtisans, mais à Marie-Antoinette qui écrit à Marie-Thérèse : « Il est très bien constitué, il m’aime et a bonne volonté, mais il est d’une nonchalance et d’une paresse qui ne le quittent jamais. »

Et pourtant il chasse avec fougue et témérité.

Il y a aussi les critiques du premier des ministres, Choiseul, dont il sent la volonté de l’humilier en même temps que la jalousie. Car Louis sera roi. Et Choiseul écrit :

« Le prince est imbécile, il est à craindre que son imbécillité, le ridicule et le mépris qui en seront la suite, ne produisent naturellement une décadence de cet Empire, qui enlèverait le trône à la postérité du roi. »

 

Louis se sent ainsi observé, jaugé, jugé, critiqué, et cette colère mêlée d’amertume, ce sentiment d’impuissance, qui le rongent, il ne peut les exprimer qu’en se jetant au terme d’une chevauchée, couteau au poing, sur le gibier qu’il a acculé.

Mais cette force et cette rage intérieures sont proscrites dans le monde policé, retors, dissimulé, de la Cour et dans le labyrinthe des intrigues qui constitue la politique de la monarchie.

Alors Louis doit affronter et subir les regards perçants des courtisans, des ambassadeurs, qui font rapport à leurs souverains sur cette monarchie française, si glorieuse, si puissante, et cependant taraudée par les faiblesses de ceux qui l’incarnent, et paralysée par les résistances aux réformes de ses élites privilégiées.

L’ambassadeur d’Espagne écrit ainsi :

« Monsieur le Dauphin n’a pas encore révélé son talent ni son caractère. On ne doute pas qu’il soit bon et grand ami de la vertu. Sa taille est bien prise et son corps robuste ; il aime extrêmement la chasse et la suit à cheval si dextrement qu’on le suit avec difficulté. On considère même qu’il s’expose à des chutes dangereuses.

« On ne connaît personne qui ait gagné sa confiance intime.

« On doute qu’il ait consommé son mariage. Quelques-uns l’affirment, mais plusieurs dames de la dauphine ne paraissent pas le croire ; il ne manque pas de pièces à conviction pour le faire penser.

« On retrouve dans le linge des deux princes des taches qui révèlent que l’acte a eu lieu, mais bien des gens l’attribuent à des expulsions extérieures du dauphin qui n’aurait pas réussi à pénétrer non par manque de tempérament mais à cause d’une petite douleur mal placée qui s’accentue quand il insiste.

« D’autres croient que tout a été accompli, parce que le dauphin s’est montré plein d’affection avec la dauphine depuis quelque temps ; mais le doute qui continue à planer sur le sujet, pourtant si important, ne laisse pas penser que le résultat désiré ait été atteint, sans quoi on l’eût célébré.

« La dauphine est belle et de cœur très autrichien : tant qu’il ne l’aura pas très attachée à la France il est naturel qu’elle goûte peu tous les avantages de ce pays.

« Pourtant elle aime beaucoup les bijoux et les ornements et ne manque pas d’occasions ici de se procurer tout ce qu’elle souhaite, elle peut donc satisfaire abondamment l’inclination de son sexe…

« Le comte de Provence a très bon air. Mais tout le monde, d’une voix unanime, affirme son impuissance.

« Le comte d’Artois est galant et de belle allure, il a plus de lumières que ses frères et plus de dispositions à s’instruire. À le juger par son apparence, sa vivacité et toutes ses qualités le font apparaître comme le sauveur et le restaurateur de sa famille.

« La situation de ce gouvernement et de cette monarchie n’est pas à envier… »

Le Peuple et le Roi
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